Le Jeu de Pâques

de Klosterneuburg

(KLOSTERNEUBURGER OSTERSPIEL)







Guy Borgnet

(Université de Bourgogne, Dijon, France)



Le texte que nous nous proposons d'étudier ici présente l'intérêt suivant. Il constitue le témoin le plus ancien de la tradition, dans les territoires de langue allemande, des Jeux de Pâques. Il s'agit, pour employer la terminologie allemande, d'un "Osterspiel" (Jeu de Pâques), à opposer à la tradition plus ancienne des "Osterfeiern", offices dramatisés de Pâques ou drames liturgiques.

On pourrait ranger Klosterneuburg dans la catégorie des Jeux semi-liturgiques. Il est composé presque entièrement en latin et présente, si l'on excepte la fin (vers 189-220), une notation neumatique continue et de nombreux chants liturgiques. Mais en même temps, Klosterneuburg affirme son indépendance vis-à-vis de la liturgie.

Klosterneuburg nous a été transmis par un manuscrit du début du 13ème siècle, conservé à la bibliothèque de l'abbaye de Klosterneuburg, près de Vienne. Le manuscrit fut découvert au début du 18éme siècle, en 1716. Le Jeu compte 220 lignes, mais l'un des copistes a répété un certain nombre de lignes(1)

.

Klosterneuburg comporte trois grandes parties : une discussion au sujet de la garde du sépulcre, la "Visitatio" et la Résurrection, la "Descente aux enfers". Le texte commence par un "Wächterspiel", un "Jeu des gardiens du sépulcre". Les Grands Prêtres viennent demander à Pilate une garde pour le tombeau du Christ. Pilate leur accorde ce qu'ils demandent et les "milites" se rendent au sépulcre en chantant. La Résurrection a lieu tout de suite après : elle est annoncée par un ange qui brandit un glaive et tous les gardiens s'écroulent à terre, comme morts.

Vient ensuite le "Krämerspiel" ou "Jeu du Marchand"; le moment est très court, une strophe de 4 vers pour les Maries, une strophe de 4 vers pour le "specionarius". Puis on passe à la "Visitatio" proprement dite, où l'on retrouve la prose latine traditionnelle. Pendant ce temps, les gardiens du sépulcre retournent vers Pilate et lui racontent ce qui s'est passé. Les Grands Prêtres achètent leur silence et les "milites", qui ont accepté l'argent proposé, s'adressent au "peuple" pour proclamer que le corps de Jésus a été dérobé. Ainsi se termine le "Wächterspiel".

Quant aux Maries, elles retournent vers les disciples pour leur rapporter ce que leur a dit l'ange de la Résurrection. Elles sont accueillies avec scepticisme, et ce sentiment s'exprime en deux vers sarcastiques, où les éditeurs voient l'influence des clercs vagants. Pierre et Jean acceptent cependant de se rendre au sépulcre, et nous retrouvons alors la scène habituelle de la course des deux apôtres. Mais le doute subsiste en leur coeur, et Marie-Madeleine exprime son désespoir en 3 strophes de 4 vers.

La scène suivante va dissiper ces doutes. Il s'agit là aussi d'une scène classique, la scène du jardinier ("Hortulanusszene"), où Jésus apparaît sous les traits d'un jardinier. Les vers, une fois de plus, cèdent la place à la prose.

Ce moment est immédiatement suivi par la "Descente aux enfers" ("Höllenfahrt"), où Jésus, malgré la résistance du diable, brise la porte de l'enfer et délivre les patriarches.

Le Jeu revient aux trois Maries, qui sont maintenant persuadées de la résurrection de Jésus et arrivent à en convaincre les apôtres. Le Jeu se termine par des hymnes à la gloire du ressuscité et à l'initiative du chantre ("cantor"), toute l'assemblé du peuple est invitée à entonner le cantique en allemand "Christ, der ist erstanden", Christ est ressuscité.

Le texte est rédigé entièrement en latin, mélangeant vers décasyllabiques, chants liturgiques et prose. Si l'on met à part le cantique en allemand que nous venons de signaler, la langue vulgaire fait cependant une timide apparition.

Lorsque les gardiens sont arrivés au sépulcre, ils tournent autour de celui-ci en chantant : "Inde milites circuientes sepulchrum cantent". Il s'agit d'un ensemble de 5 strophes de vers décasyllabiques. Chaque strophe de 4 vers se termine par un vers qui sert de refrain et où apparaît un mot en langue vulgaire : "schowa propter insidias", "surveillons (pour être prêts) à cause du guet-apens (dans lequel nous pourrions tomber)". La troisième strophe commence en outre par le vers "Schowa alumbe, ne fures veniant", "regardons autour de nous, de peur que des voleurs ne viennent". On voit que nous avons ici affaire à une farciture de type élémentaire, destinée à apporter une note comique et à ridiculiser les gardiens du sépulcre. On sent là plus un jeu, un clin d'oeil du ou des clercs qui ont composé le texte, qu'un désir de recourir à la langue vulgaire.

Klosterneuburg illustre parfaitement la technique de montage à laquelle ont recours les clercs qui sont à l'origine de ces textes. Ils s'inspirent largement de la tradition dramatique qui les ont précédés. Considérons d'abord le "Wächterspiel", l'action qui tourne autour de la garde du tombeau. Le Wächterspiel apparaît peut-être ici pour la première fois dans la tradition allemande, mais il est alors déjà bien ancré dans la tradition française. Il forme par exemple un élément important de la "Sainte Résurrection". Pilate y apparaît entouré de ses "vassaux" et de six ou sept "chevaliers". Aux vers 279-293, Caïphe vient demander une garde à Pilate. Les "milites", appelés aussi "serganz", qui sont au nombre de quatre, se déclarent tout de suite prêts à assurer ce service et se lancent l'un après l'autre dans une série de fanfaronnades (297-318). Pilate et Caïphe les font jurer sur la loi de Moïse, présentée par un prêtre du nom de Levi (331-350). Caïphe les accompagne au tombeau et un passant ("aliquis in via respiciens") les interpelle pour leur demander où ils vont en si grande hâte ("u en aleus si grant alure ?", vers 357). Dès le XIIème siècle, nous avons donc ici un moment important de l'action, où l'élément comique est fortement présent. Le Jeu de la Résurrection de Tours/Marmoutier(2)

comporte lui aussi un Wächterspiel. Le texte, entièrement en latin, est transmis par un manuscrit provenant de l'abbaye de Marmoutier, près de Tours; le manuscrit date du XIIIème siècle, mais Gustave Cohen pense que la composition de l'oeuvre remonterait au XIIème siècle. Le "Jeu des gardes" y a une allure plus sérieuse que dans la "Sainte Résurrection", et c'est Pilate qui, à grand mal, réussit à persuader les "milites" de mentir.

Un autre moment de Klosterneuburg repose également sur la tradition dramatique: c'est le Krämerspiel. La première apparition du personnage du marchand remonte à un texte de l'Espagne du Nord, à Vich, dans un manuscrit du XIIème siècle(3)

. Il y est appelé "mercator", mais le texte est différent de Klosterneuburg. Dans le "Sponsus" du XIème siècle, le "mercator" de Tours/Marmoutier n'était pas seul lui non plus. Une Résurrection de Prague, datant du XIIIème siècle(4)

, possède un "unguentarius", mais il reste muet(5)

.

Klosterneuburg semble, en revanche, faire preuve d'innovation lorsqu'il rattache à son Jeu la scène de la Descente du Christ dans les Limbes, ou Höllenfahrt". Le tableau apparaît ici pour la première fois et donne une dimension supplémentaire à l'action. On pourrait cependant faire remarquer, mais ce n'est là qu'une hypothèse, que la "Sainte Résurrection", demeurée à l'état de fragment, avait peut-être prévu cette scène. Le prologue du Jeu dit en effet : "Enfer seit mis de cele part". (vers 9).

Nous n'avons que cette indication, qui prévoit donc un lieu où se trouvera l'enfer. Mais on peut penser que ce lieu, dans le cadre d'un Jeu de la Résurrection, aurait pu servir à une "Descente aux enfers"(6)

.

Quoi qu'il en soit, il est bon d'ajouter que pour cette "Descente dans les Limbes", Klosterneuburg s'est contenté d'emprunter son texte à des cérémonies liturgiques bien connues. Le Psaume 24/23, "Tollite portas, principes...", et le "Canticum triumphale", "Cum rex gloriae..., Advenisti, desiderabilis...", dont fait usage Klosterneuburg, étaient depuis longtemps utilisés à la Procession du Dimanche des Rameaux, pour la cérémonie de l' "Elevatio crucis" dans la nuit de Pâques, tout comme pour la dédicace des églises. Il n'y a rien d'autre ici que la reprise de ces moments du rituel.

Klosterneuburg a d'ailleurs procédé ainsi pour d'autres moments de l'action. Il s'est adressé alors aux drames liturgiques qui l'ont précédé. La "Visitatio" et les épisodes qui s'y rattachent montrent la prose latine que l'on retrouve dans les offices dramatisés. Il en est de même pour la scène du jardinier ("Hortulanusszene"), et la fin du jeu ressemble à un Jeu liturgique de Pâques ("Osterfeier") de type II.

Klosterneuburg utilise en outre beaucoup de chants liturgiques. La célèbre séquence de Wipo de Bourgogne, chapelain de Conrad II et de Henri III, "Victimae paschali laudes...", du XIème siècle, sert comme souvent de dialogue dans l'échange de propos entre Marie-Madeleine et les apôtres(7)

. Les strophes 4 et 7 de la séquence, qui en comprend au total 7, sont intégrées dans le texte.

Mais ce n'est pas le seul morceau liturgique. Les apôtres chantent leur espoir de rédemption(8)

avec les paroles de l'hymne de l'Ascension, "Jhesu, nostra redemptio", que présente aussi la Résurrection de Tours/Marmoutier. Et à la fin du Jeu, le choeur entonne l'antienne "Post passionem Domini", qui est une antienne des Laudes de Pâques. Le début du Jeu s'ouvrait de même sur "Ingressus Pilatus cum Jhesu in pretorium...", qui est un répons de Carême. Au moment de la Résurrection, l'Ange debout près du sépulcre proclame sa joie en chantant "Resurrexit victor ab inferis", qui est une adaptation d'une séquence du XIIème siècle, "Salve dies, dierum gloria", attribuée à Adam de Saint-Victor(9)

.

Quant au cantique en langue vulgaire, "Christ ist erstanden", il était déjà apparu dans une "Osterfeier" de Saint-Lambrecht, au XIIème siècle(10)

.

On ne peut cependant accuser Klosterneuburg d'avoir passé son temps à recopier des passages qu'il dénichait ici ou là. Certes, on pourrait dire encore que les vers que les Maries adressent au marchand, "Aromata precio querimus..."(11)

existent sous la même forme dans le Jeu de Prague déjà cité(12)

. Mais d'autres passages témoignent d'un esprit d'invention, en particulier tous les endroits où sont utilisés les vers décasyllabiques. Bien sûr, il s'agit, pour cette forme métrique, d'une innovation importée de France. Mais le "Wächterlied" fait preuve d'un esprit original dans le maniement de cette forme. Il y a un jeu de langage, comme on le voit aussi dans les deux vers rappelant la poésie des Goliards, et qui expriment le scepticisme des apôtres(13)

.

On pourrait ajouter que, même si les différents moments de la structure viennent d'ailleurs, leur assemblage prend un sens qui n'appartient qu'à Klosterneuburg. En intégrant la Descente aux Limbes dans son Jeu, l'auteur donne une dimension supplémentaire à la résurrection. La victoire du Sauveur sur le diable, qui fait l'importance de cette scène, apporte aux fidèles l'assurance que la rédemption s'est accomplie. Et ce n'est qu'après cette Descente aux enfers que les apôtres et les Maries montrent au peuple les linges du sépulcre. Klosterneuburg a su réaliser un montage qui apparaît cohérent.





























1.

1. Edition du "Klosterneuburger Osterspiel" : Young I, "The drama of the medieval church, Oxford 1933, pp. 421-429 et B. Bischoff, Carmina Burana, Erster Band : Text-3 : Die Trink-und Spielerlieder - Die geistlichen Dramen, Heidelberg, 1970, pp. 134-149; B. Bischoff donne le texte de Klosterneuburg en bas de page, à titre de comparaison avec CB15, le Jeu de Pâques de Benediktbeuern.

2.

2. "Officium sepulchri seu resurrectionis", Young I, 438-447 et G. Cohen, Anthologie du drame liturgique, Paris, 1955, pp. 35-65.

3.

3. Young I, pp. 678-681.

4.

4. Young I, pp. 402-403.

5.

5. Hansjürgen Linke, dans un article de 1994, "Osterfeier und Osterspiel, Vorschläge zur sachlich-terminologischen Klärung einiger Abgrenzungsprobleme", dans "Osterspiele, Text und Musik", Akten des 2. Symposiums der Sterzinger Osterspiele, April 1992, Innsbruck 1994, pp. 121-133, voit dans l'apparition du "Salbenkauf", l'achat des aromates, un critère important qui détermine le passage de l'Osterfeier, office de Pâques dramatisé, à l'Osterspiel, Jeu de Pâques. Pour lui, lorsque le personnage du "mercator" est présent, les frontières de la liturgie sont franchies, (p. 128).

6.

6. C'est en tout cas l'opinion de Rainer Warning, Funktion und Struktur, Die Ambivalenzen des geistlichen Spiels, München 1974, p. 59, note 118.

7.

7. Young I, p. 428, lignes 202-214.

8.

8. Young I, P; 428, ligne 202.

9.

9. Il s'agit d'une adaptation de la strophe 5 de la séquence, voir Henry Spitzmuller, Poésie latine chrétienne du Moyen-Age, Paris, 1971, pp. 662-664.

10.

10. Young I, pp. 363-365 et B.D. Berger, Drame liturgique de Pâques, Paris, 1976, pp. 272-273 ; la "Visitatio" de Saint-Lambrecht, provenant d'un bréviaire du monastère de Saint-Lambrecht, contenait aussi en allemand 'l'acclamation du peuple" : Tunc incipiat ipsa plebs istum clamorem : Giengen dreie vrowen ce vronem grabe", "trois femmes se dirigeaient vers le saint sépulcre...

11.

11. Young I, p. 423, lignes 61-64.

12.

12. Young I, p. 403, lignes 3-6.

13.

13. Young I, p. 426, lignes 152-153.